Apologie de la peinture slovène entre 1848 et 1918
Les causes perdues d'avance sont les plus belles à défendre. D'où l'exposition présentée jusqu'au 25 mai 2025 à l'Unteres Belvedere de Vienne :
Die Welt in Farben. Slowenische Malerei. 1848-1918
Ce billet sera donc l'un des plus longs jamais consacrés à la peinture slovène entre 1848 et 1918. Ceux consacrés à l'exposition Les impressionnistes slovènes et leur temps (1890 - 1920) - Paris, Petit Palais, 2013 ne couvrent qu'une petite période. Cette apologie doit tout aux commissaires de l'exposition viennoise (Markus Fellinger et Barbara Jaki, assistés de Michel Mohor et Miroslav Haľák) et à leur service de presse. A défaut de convaincre les sceptiques, elle pourra servir de support à une réflexion sur la géopolotique de l'art et de son exposition. Mais, je laisse ce sujet à d'autres experts.
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Ivana Kobilca, Selbstporträt in Blau, 1893/95 Privatbesitz © Nationalgalerie Sloweniens, Ljubljana |
Les sept décennies allant de l'année révolutionnaire 1848 à l'effondrement de la monarchie des Habsbourg en 1918 marquent une période de renouveau au sein de l'art et de la culture slovènes. Ce qui caractérise la peinture slovène de cette époque, c'est une exploration intense de la couleur : son effet décoratif, sa symbolique, sa force expressive et son application technique.
En collaboration avec la Galerie nationale de Slovénie, le Belvedere consacre cette exposition aux liens culturels et politiques entre Vienne et Ljubljana à la transition du XIXe au XXe siècle. De nombreux artistes slovènes étudient ou séjournent temporairement à Vienne, Graz ou en Basse-Autriche. Ils s'inspirent des expositions d'art international, des réseaux collégiaux et des relations amicales pour développer une modernité artistique qui leur est propre.
L'exposition met particulièrement en avant les œuvres de peintres slovènes du XIXe siècle tels que Jožef Tominc, Jožef Petkovšek et Ivana Kobilca. Au cœur de la présentation se trouve le groupe formé autour de Rihard Jakopič, Ivan Grohar, Matija Jama et Matej Sternen. Le style développé par ces artistes vers 1900, connu sous le nom d'Impressionnisme slovène, est encore aujourd'hui considéré comme l'apogée de la peinture slovène et révèle le monde en couleurs.
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Ivana Kobilca, Kinder im Grünen, 1892 Privatbesitz © Nationalgalerie Sloweniens, Ljubljana |
Renouveau dans la peinture de paysage
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les peintres paysagistes slovènes sont fortement influencés par leur formation en Autriche germanophone. Leurs œuvres représentent principalement les imposantes montagnes et les plaines fertiles autour de Ljubljana, avec un souci de réalisme.
Les premières avancées vers une conception plus moderne de la peinture apparaissent dans les toiles de Pavel Künl. Dans les années 1860, Anton Karinger développe déjà un nouveau regard analytique sur les structures paysagères, à l’instar de l’Autrichien Anton Romako quelques années plus tard.
Dans les années 1880 et 1890, les peintres Jurij Šubic, Jožef Petkovšek et Ivana Kobilca séjournent longuement en France. Leur passage à Paris leur permet d’assimiler des influences essentielles qui marqueront profondément la peinture slovène par la suite.
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Ivana Kobilca, Sommer, 1889-90 Foto: Nationalgalerie Sloweniens |
Ivana Kobilca. La découverte de la lumière
Parmi ses nombreux collègues masculins, Ivana Kobilca est sans doute la peintre slovène la plus accomplie autour de 1900. Après une visite à la Galerie impériale du Belvédère à Vienne, elle décide dès son adolescence de devenir artiste.
Elle se forme dans l’école privée munichoise d’Alois Erdtelt, où elle se fait connaître comme portraitiste. S’ensuivent de longs séjours à Vienne, Munich, Paris et Berlin. Bien intégrée aux cercles avant-gardistes de son époque, Kobilca expose rapidement ses œuvres à l’international : en 1888 à la Künstlerhaus de Vienne, en 1891 au Salon du Champ-de-Mars à Paris, et en 1897 – en tant que première Slovène – à la Biennale de Venise.
Si sa palette sombre des débuts reste fidèle au style de l’école de Munich, son approche évolue dès les années 1890. Elle s’oriente alors vers la peinture en plein air et explore les effets de la lumière naturelle, qui imprègnent de plus en plus ses œuvres.
La vie réelle
À partir du milieu du XIXe siècle, de nombreux artistes s’intéressent de plus en plus à la véritable vie. Ils ne mettent plus en scène des figures idéalisées ou des paysages magnifiés, mais la réalité sociale du monde du travail. En représentant des existences précaires, ils traduisent parfois leurs propres expériences.
En effet, la plupart des artistes présentés dans cette exposition ne bénéficiaient ni d’un revenu stable ni d’une reconnaissance sociale. Leurs œuvres témoignent de l’angoisse face à l’avenir, de l’isolement et de l’aliénation, du labeur quotidien, mais aussi de ces petits instants de bonheur.
De plus, à travers toute l’Europe, la représentation du peuple simple devient un symbole fort de l’éveil des consciences nationales.
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Matija Jama, Dürnstein I, 1911 Foto: Nationalgalerie Sloweniens |
Anton Ažbe et son école de peinture
Le peintre Anton Ažbe a marqué toute une génération d’artistes slovènes. Après avoir étudié aux académies de Vienne et de Munich, il fonde en 1891, sur les conseils de Ferdo Vesel et Rihard Jakopič, une école de peinture privée à Munich. Celle-ci devient rapidement le plus grand et le plus prestigieux centre de formation artistique de la ville.
Parmi ses élèves figurent des pionniers de l’art moderne, tels que Wassily Kandinsky et Alexej Jawlensky. L’école accueille également le groupe formé autour de Rihard Jakopič, Ivan Grohar, Matija Jama et Matej Sternen.
Ažbe intègre dans son enseignement les approches les plus récentes en matière de forme et d’analyse des couleurs. Sa théorie de la « cristallisation des couleurs » repose sur l’application de couleurs pures et non mélangées directement sur la toile. Il encourage en outre ses élèves à peindre de manière spontanée et esquissée, en utilisant de larges pinceaux.
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Ivan Grohar, Das Feld von Rafolče, 1903 Foto: Johannes Stoll / Belvedere, Wien |
La naissance d’un nouveau style
En 1900 et 1902, la toute nouvelle Association slovène des arts organise à Ljubljana d’importantes expositions dédiées aux artistes nationaux. Pour la première fois, Rihard Jakopič et ses plus proches collègues présentent leurs œuvres à un large public. Cependant, les réactions sont mitigées : les critiques jugent leurs peintures modernistes inabouties et trop influencées par l’étranger.
Malgré cela, les artistes poursuivent leur travail avec persévérance, plaçant au cœur de leur démarche la retranscription du ressenti subjectif. Jakopič peint avec Matija Jama dans les environs de Ljubljana, souvent rejoints par Matej Sternen, alors installé à Munich. De son côté, Ivan Grohar parcourt la Slovénie pour capturer ses paysages.
Ces quatre artistes, en échange constant, élaborent progressivement un style qui sera plus tard reconnu sous le nom d’impressionnisme slovène. Aux côtés d’autres peintres partageant leur vision, ils poursuivent un objectif commun : inscrire la peinture slovène dans la modernité artistique internationale.
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Matej Sternen, Der rote Sonnenschirm, 1904 Foto: Nationalgalerie Sloweniens |
Tournant décisif à Vienne
Dans l’espoir de trouver des opportunités d’exposition et de vente, Ivan Grohar s’installe à Vienne à l’été 1903. Son ambition se concrétise rapidement : fin février 1904, la prestigieuse galerie du marchand d’art Hugo O. Miethke organise une grande exposition consacrée aux artistes slovènes.
On y découvre les œuvres de Grohar, Rihard Jakopič, Ferdo Vesel, Matej Sternen et de sa future épouse Roza Klein, ainsi que celles de Matija Jama et de son épouse Louise, de Peter Žmitek et du sculpteur Franc Berneker. Réunis sous le nom de Sava, ces artistes forment un groupe moderniste.
L’exposition rencontre un immense succès : la presse viennoise salue unanimement la qualité des œuvres, et le ministère impérial et royal de la Culture et de l'Éducation acquiert trois peintures auprès de Miethke, dont une pour la Galerie moderne du Belvédère.
L’écrivain Ivan Cankar, alors installé à Vienne, voit même dans cet événement la naissance d’un nouveau style national slovène.
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Ivan Grohar, Frühling, 1903 © Museum and Galleries of Ljubljana |
La modernité slovène
Les tableaux impressionnistes, totalement novateurs pour le goût de l’époque, sont exposés pour la première fois à Munich et à Vienne vers 1900. Leur approche révolutionnaire, qui cherche à capturer des instants fugitifs de lumière et d’atmosphère à travers des couleurs éclatantes, marque profondément de nombreux artistes.
Une influence décisive provient de la grande exposition impressionniste de la Sécession viennoise au début de l’année 1903, à laquelle assistent les peintres slovènes Rihard Jakopič, Ferdo Vesel et probablement Ivan Grohar. Enthousiasmés, ils découvrent les œuvres du peintre français Claude Monet ainsi que celles du symboliste Giovanni Segantini.
Pour Ivan Grohar, paysagiste de renom, Vincent van Gogh devient une figure de référence essentielle.
Inspirés par ces modèles internationaux, les artistes slovènes développent un style moderne qui leur est propre.
Quand la couleur rencontre la forme
À la fin du XIXe siècle, l'enseignement artistique dans les écoles de la monarchie danubienne repose sur une méthode largement répandue, visant à entraîner l'observation et le dessin des formes, des motifs et des figures de manière systématique.
Cette influence se retrouve dans les œuvres des artistes slovènes : leurs compositions suivent des principes formels rigoureux tout en intégrant une palette de couleurs intenses.
Un apport fondamental au développement de l’art de la forme en Europe centrale vient du peintre et théoricien Adolf Hölzel. Dans son essai Sur la répartition des formes et des masses dans l’image, il établit des règles précises sur l'agencement équilibré des objets et des figures dans un tableau.
Bien qu’aucune trace de contact direct avec les impressionnistes slovènes n’ait été documentée, ces derniers connaissaient certainement l’œuvre et les enseignements de Hölzel.
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Rihard Jakopič, Sonnenstudie, um 1905 © Moderna galerija, Ljubljana |
Voisinages artistiques
Dès le XIXe siècle, de nombreux artistes slovènes viennent à Vienne pour leurs études, tandis que d’autres y cherchent des commandes ou des opportunités de vente. Cependant, leurs expériences dans la capitale, perçue comme conservatrice, sont souvent décevantes.
Ce n'est qu'avec l'essor artistique après la création de la Sécession en 1897 que Vienne s'impose comme un centre de l'art moderne à rayonnement international, attirant également les artistes slovènes. Ivan Grohar, Matija Jama, Rihard Jakopič et Matej Sternen fréquentent régulièrement les expositions de la ville. Dans leurs lettres, ils échangent sur leurs collègues comme Gustav Klimt, Carl Moll, Ernst Stöhr, ou encore Anton Nowak, originaire de Maribor.
Malgré les aspirations croissantes à l'autonomie nationale et à la recherche d'un style national, le développement artistique dans les territoires slovènes reste étroitement lié à celui de l'Autriche et des autres pays de la monarchie.
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Ivan Grohar, Kartoffeln, 1909/10 © Galerija Novak (Ljubljana, Dubrovnik) |
Expérimentations en série
Inspirés par l'impressionnisme français, les impressionnistes slovènes font de la reproduction de l'impression immédiate de la nature leur objectif artistique. Cependant, au-delà de cela, les expériences avec la couleur, la forme et le coup de pinceau prennent de plus en plus d'importance. C'est l'expression qui devient le centre de l’attention artistique, et non la fidélité à la réalité.
Ainsi, dès le tournant du siècle, Rihard Jakopič abandonne dans une série d'œuvres l'observation purement impressionniste. À l'instar de Claude Monet, qui a créé ses célèbres séries de tableaux autour du même motif, il explore, par exemple, dans ses vues d’un groupe d'arbres élancés, les différentes ambiances et effets de la lumière du soleil.
De même, Ivan Grohar et le couple Matej et Roza Klein-Sternen se tournent, vers 1910, de plus en plus vers des compositions plus expressives.
Réseaux à Vienne
Vers 1900, les artistes slovènes à Vienne peuvent compter sur un réseau collégial et amical d'artistes et de compatriotes déjà établis dans la ville. L'architecte Maks Fabiani, par exemple, s'engage en tant que membre de la commission artistique du ministère de l'Éducation pour les achats d'État et la participation du groupe Sava à des projets d'expositions internationales.
Son collègue architecte Jože Plečnik joue également un rôle clé : en tant que membre de la Sécession, il organise en 1905 la première participation d'Ivan Grohar, Rihard Jakopič et Matija Jama à la Sécession, suivie de nombreuses autres expositions jusqu’en 1912.
Les artistes bénéficient également du soutien important d’écrivains tels que Josip Stritar, qui fonde à Vienne la revue littéraire Zvon. Le plus grand écrivain slovène de sa génération, Ivan Cankar, vit à Vienne de 1898 à 1909. Il est très proche de Grohar et d’autres artistes, qui servent de modèles pour les personnages centraux de ses récits.
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Jožef Tominc, Die Familie des Dr. Frušić, vor 1835 © Nationalgalerie Sloweniens, Ljubljana |
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Jožef Petkovšek, Wäscherinnen an der Ljubljanica, 1886 Foto: Nationalgalerie Sloweniens |
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Vue de l'exposition "Die Welt in Farben. Slowenische Malerei 1848−1918" Foto: Johannes Stoll / Belvedere, Wien |
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