Jean-Jacques Lequeu - Bâtisseur de fantasmes



Le Petit Palais présente pour la première fois au public un ensemble inédit de 150 dessins de Jean-Jacques Lequeu (1757-1826), artiste hors du commun. L’œuvre graphique de ce dessinateur méconnu est l’une des plus singulières de son temps. Elle témoigne, au-delà des premières étapes d’un parcours d’architecte, de la dérive solitaire et obsédante d’un artiste fascinant. Cette exposition est réalisée avec le concours de la Bibliothèque nationale de France qui conserve la quasi-totalité des dessins de l’artiste.

Petit Palais - Paris
Jusqu'au 31 mars 2019





Jean-Jacques Lequeu, originaire d’une famille de menuisiers à Rouen, reçoit une formation de dessinateur technique. Très doué, il est recommandé par ses professeurs et trouve rapidement sa place auprès d’architectes parisiens dont le grand Soufflot. Celui-ci, occupé par le chantier de l’église Sainte Geneviève (actuel Panthéon), le prend sous son aile. Mais Soufflot meurt en 1780. Dix ans plus tard, les bouleversements révolutionnaires font disparaître la riche clientèle que Lequeu avait tenté de courtiser. Désormais employé de bureau au Cadastre, il tente en vain de remporter des concours d’architecture. Il doit se résigner à dessiner des monuments et des «fabriques» d’autant plus étonnants que l’artiste, pressentant que ces constructions ne sortiront jamais de terre, se libère des contraintes techniques.

Le parcours thématique de l’exposition retrace cette trajectoire atypique et aborde les différentes facettes de son œuvre. L’exposition ouvre sur une série de portraits, genre si en vogue au XVIIIe siècle. Lequeu se portraiture à de nombreuses reprises et réalise des têtes d’expression témoignant de sa recherche sur le tempérament et les émotions des individus. En parallèle, il propose des projets d’architecture qui n’aboutissent pas ou sont interrompus. Alors, fort de sa technique précise de l’épure géométrique et du lavis, Lequeu, à défaut de réaliser ses projets, décrit scrupuleusement des édifices peuplant des paysages d’invention. Ce voyage initiatique au sein d’un parc imaginaire, qu’il accomplit sans sortir de son étroit logement, est nourri de figures et de récits tirés de ses lecture d’autodidacte tel Le Songe de Poliphile. Il conduit ainsi le visiteur de temples en buissons, de grottes factices en palais, de kiosques en souterrains labyrinthiques. L’exposition se termine sur une série de dessins érotiques oscillant entre idéalisation héritée de la statuaire antique et naturalisme anatomique.



Ainsi pour Lequeu, il s’agit de tout voir et tout décrire, avec systématisme, de l’animal à l’organique, du fantasme et du sexe cru à l’autoportrait, et par-delà de mener une véritable quête afin de mieux se connaître lui-même.

 En 1825, six mois avant de disparaître dans le dénuement et l’oubli, il donne à la Bibliothèque royale l’ensemble de ses feuilles livrant l’une des œuvres les plus complexes et curieuses de cette période. Au XXe siècle, des recherches ont permis de redécouvrir peu à peu l’artiste, mettant en lumière ses dessins les plus déconcertants mais jamais une rétrospective n’avait été organisée sur ce génie si singulier.








En 1825, le cabinet des Estampes de la Bibliothèque royale recevait de Jean-Jacques Lequeu (1757-1826) un don de plus de 800 dessins. L’artiste qui confiait ainsi à une institution publique la quasi-totalité de son œuvre avait toujours rêvé d’être architecte, mais il achevait sa vie en subsistant – chichement – grâce à sa retraite d’employé de ministère. Les portefeuilles de Lequeu contenaient des projets architecturaux plus ou moins aboutis, des dessins érotiques, des portraits et, surtout, plus de cent lavis d’une exceptionnelle virtuosité technique, un œuvre formant un cheminement plein d’une poésie brute dans un parc fantasmé. La Bibliothèque royale accepta les dessins qui, aujourd’hui, constituent un des fleurons du département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France. Depuis sa redécouverte à la fin des années 1940 par Emil Kaufmann, historien de l’architecture, l’œuvre de Lequeu n’a cessé de fasciner et d’intriguer. Pour tenter de le comprendre, on a fait appel aussi bien à la théorie de l’architecture qu’à la psychanalyse. L’objectif de cette première exposition monographique consacrée à l’artiste est de montrer que Lequeu est aussi un homme ancré dans son époque. Né sous Louis XV et mort sous Charles X, il fut témoin des derniers feux de l’Ancien Régime comme des séismes de la Révolution et de l’Empire. Son œuvre élaboré en solitaire, alimenté par ses lectures d’autodidacte, reflète, par bien des aspects, les modes et les obsessions de ces temps bouleversés.

Le désir d’être reconnu

À la fin du XVIIIe siècle, la mode est au portrait. Le genre reflète bien le narcissisme et les ambitions des élites. À partir de la Révolution, on s’applique aussi à trouver les moyens d’identifier les individus suspects, à décoder chaque visage. Les études sur la physionomie abondent.

Lequeu n’échappe pas à son temps ni à son statut. Il a soif de reconnaissance. Nombreux sont les indices laissés par le dessinateur-architecte : autobiographies, articles de journaux rédigés par lui, travaux pratiques et théoriques, profils en silhouette et autoportraits. Il se met en scène afin de donner une image favorable de lui-même : un esprit pétri de références littéraires, artistiques et scientifiques. Parallèlement, sa série de grimaces témoigne de sa recherche sur le tempérament et les émotions des individus

Le caractère paradoxal de Lequeu a fait l’objet d’interprétations physionomiques et d’analyses psychanalytiques. Les historiens voient en lui un esprit extravagant, curieux de tout. Son imagination a paru féconde ou maladive. Il est qualifié tour à tour de maniaque, névropathe, pervers ou encore de petit employé de bureau. Même si peu d’architectes ont laissé autant d’autoportraits, Lequeu garde sa part d’ombre.

Un architecte de papier

Destiné aux métiers du bâtiment par un entourage familial de menuisiers et de charpentiers, Lequeu reçoit une solide formation de dessinateur technique au sein de l’école gratuite de dessin de Rouen

Il est doué et, recommandé par ses professeurs, il trouve d’abord à se placer auprès d’architectes. Le grand Soufflot, alors occupé par le chantier de l’église Sainte-Geneviève (actuel Panthéon), accepte de l’employer en 1779 dans ses bureaux parisiens.

La mort, en 1780, de ce premier protecteur fait s’évanouir les ambitions du jeune homme. Lequeu, dans les années qui précèdent la Révolution, peine à obtenir des engagements. Il tente, à la même époque, de répondre, pour son propre compte, à des commandes. Ses projets d’églises, hôtels particuliers ou maisons de plaisance n’aboutissent pas ou, signe des temps troublés qui s’annoncent, sont interrompus. Pourtant, il ne renonce jamais à sa vocation d’architecte et jusque dans ses dernières années, il continue de proposer aux autorités des idées de monuments, toutes refusées. C’est grâce à sa science de dessinateur qu’il assure sa subsistance, dans les bureaux du Cadastre et à l’École polytechnique, nouvellement créés par la Révolution. Sa connaissance méticuleuse des techniques de la géométrie, de la perspective et du lavis y fait merveille pour l’établissement de cartes ou la représentation de mécanismes. Crayons, plumes et pinceaux deviennent alors les uniques outils d’un architecte sans chantiers.

Jardin secret

Les dessins réunis par Lequeu sous le titre Architecture Civile peuvent se lire comme un journal intime.

 À l’origine, l’artiste imagine créer un manuel d’étude et de pratique du dessin d’architecture. Rapidement, il le transforme en un jardin idéal peuplé de souvenirs et de récits écrits.

 Ce territoire d’imagination, intimiste, est une curieuse cuisine. La manifestation d’un esprit rare plus ou moins tourmenté. D’un dessin à l’autre, les édifices sont reliés ou non aux suivants. L’œil pénètre dans des grottes, des souterrains où l’eau, le feu et l’air offrent un parcours de sensations étonnantes. Le végétal y rencontre le règne animal et le monde minéral.

 Au gré de ses lectures, Lequeu forme un réservoir de lieux. Le spectateur plonge ainsi dans l’univers effrayant des rituels d’initiation maçonniques ou des cérémonials grecs et égyptiens. Il suit les aventures du héros du Songe de Poliphile pour être ensuite précipités dans les Métamorphoses d'Ovide.

Il quitte alors les fables des Anciens pour pénétrer dans la littérature contemporaine du poète Dorat ou du naturaliste Buffon. Son Histoire naturelle en 36 volumes, somme de tout le savoir sur les sciences naturelles, est précieuse pour écrire les longues énumérations que Lequeu retranscrit dans les marges de ses dessins.

 L’architecte-dessinateur aime à manipuler le sens de l’image pour créer sa propre fiction. Avec ironie, il n’hésite pas à mêler mythologie et récits bibliques. Dans son univers cosmopolite, le paysage, son jardin secret, joue le premier rôle.

Le parc aux chimères

 Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’aristocratie européenne se détourne des jardins à la française, qui emprisonnent la nature dans des parterres de broderie et de strictes perspectives. Elle leur préfère désormais l’irrégularité des jardins à l’anglaise, qui s’inspirent de la campagne, voire de paysages plus sauvages. Conçus comme une succession de tableaux, qu’on pourrait croire créés par le pinceau du peintre, ils s’enrichissent de «fabriques», fausses ruines et édifices imités de l’Antiquité ou des contrées lointaines, en particulier de la Chine. Le jardin devient ainsi une sorte de cabinet de curiosité en plein air, où, selon l’abbé Delille (1782), l’on « enferme […] les quatre parts du monde». Il doit aussi être un miroir de l’âme humaine et, dans les bosquets ornés d’autels ou de temples, on rend un culte à l’Amitié, à l’Amour ou à la Sagesse. Ailleurs, un kiosque invite au plaisir, un tombeau incite à la méditation

 Certes, pour dessiner ses fabriques, Lequeu s’inspire de modèles existants, qu’il a glanés dans les livres d’architecture ou les recueils de gravures. Mais, libéré de la contrainte de devoir réellement bâtir ses singuliers édifices, il en fait des objets de pure imagination, qui mêlent, non sans humour parfois, souvenirs et fantasmes.

Lumières et ombres de l’histoire

 La vie de Lequeu s’inscrit dans un temps politique. Ses projets de temples, d’arcs de triomphe, de colonnes ou de monuments commémoratifs témoignent de la versatilité de ses opinions politiques, reflet des gouvernements successifs de cette époque troublée. Ce rapport au pouvoir est typique de son époque.

 Si sous l’Ancien Régime, Lequeu travaille pour une clientèle aristocratique, il adhère aux nouveaux idéaux de la Révolution de 1789. En tant que dessinateur-architecte, il est chargé de l’aménagement de certaines fêtes révolutionnaires. Garde national, Lequeu sera également membre de la Société populaire et républicaine des arts, assemblée patriote qui épouse l’idéologie violente de la Terreur. Aux concours d’architecture de l’an II, il expose à plusieurs reprises dans la salle de la Liberté.

 Pour élaborer ses projets, le dessinateur s’égare dans les ouvrages des auteurs de l’Antiquité tels que Plutarque, ou dans ceux de ses contemporains, auteurs de l’Encyclopédie, de dictionnaires, d’un ouvrage sur la Bastille… Il s’applique à rendre les moindres petits ornements, inscriptions, motifs, attributs et symboles de la République. Son souci de précision et de perfection tourne à l’obsession. Il aime le complexe, l’anecdotique, la fantaisie et refuse de se plier aux codes académiques. L’homme ne renonce jamais à ses ambitions. Sous l’Empire, il espère toujours décrocher une commande publique – le futur Palais impérial ou l’église de la Madeleine. Il propose aussi de compléter des édifices préexistants comme l’Arc de triomphe de l’Étoile. Mais ses contemporains restent indifférents. Lequeu demeure toujours dans l’ombre. 


Rêveries d’un architecte solitaire

 Il y a chez Lequeu une obsession érotique, que l’on devine issue d’une frustration. Elle s’exprime frontalement dans un ensemble de dessins que la Bibliothèque royale a rapidement séparés du reste du fonds et enfermés dans son « Enfer » à l’accès restreint, sous le titre de «Figures lascives». Elle est également présente, de manière plus ou moins lisible, dans les dessins d’architecture. Architecture et sexualité semblent d’ailleurs indissociables chez cet artiste qui donne à certains murs la douceur crémeuse d’une peau et aux corps une fixité de marbre. En imaginant le parc de son Architecture civile, il se ménage un lieu où il peut exprimer, sous la forme de petites scènes érotiques, tous ses désirs et tous ses fantasmes. L’époque et la société où vit Lequeu sont dominées par la puissance masculine. Sans surprise, le thème du phallus est donc omniprésent dans son œuvre, souvent lié à la figure de Priape, le dieu antique de la fertilité. Au XVIIIe siècle, des fouilles archéologiques en Italie du Sud ont mis au jour des objets destinés au culte de ce dieu, connus des amateurs grâce des publications abondamment illustrées, que l’artiste a manifestement consultées. Ses représentations de corps féminins oscillent entre l’idéalisation de la statuaire grecque et un naturalisme anatomique parfois direct. Pense-t-il, en surprenant les femmes dans leur intimité, en représentant des organes sexuels en gros plan, qu’il parviendra à percer le mystère de l’origine de son monde ?
(Source : Dossier de presse de l'exposition)


Petit Palais - Paris
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