Biodiversité - Le Figaro défend les derniers grands fauves


UN GRAND FAUVE
Nous sommes trop négligents. Il nous restait encore cinq ou six fauves dans les Salons de peinture, dans les expositions particulières, et nous les laissons disparaître pour voir de près des cubistes. Comme si des chasseurs lancés à la poursuite, d'un bison s'attardaient au spectacle de castors construisant leurs petites maisons! Les cubistes sont des peintres domestiques ou du moins domptés. Ils sont en cage dans des axiomes, des règlements, des doctrines. En art, une École est pareille à une ménagerie; elle donne des représentations chaque saison. Tandis que les fauves sont isolés et nomades. Si on les laisse partir, on risque de ne jamais les revoir ou de ne plus les reconnaître. Déjà, ce n'est pas si facile de les distinguer.






Vous ne reconnaissez pas un fauve à sa robe. Le fauve n'a pas l'uniforme officiel, grand feutre, chevelure, dolman et pantalons à la hussarde, des indépendants qui finiront dans la photographie. Il est original par lui-même; il a la fierté de son incognito. S'il est pauvre, il ne se vante pas de sa pauvreté. Il sait qu'il possède une manière personnelle de voir et de peindre. Cela lui suffit. Il regarde et il peint. C'est à ce moment-là qu'il faut le distinguer. C'est pour ces fauves-là que nous demandons les mesures de protection que les États africains ont adoptées pour sauver leurs chasses des nemrods américains. Deux ou trois chasseurs dépeuplent une ville. Après leur passage, le fauve est devenu un artiste. Il a gardé son originalité; mais cette originalité a été consacrée par les amateurs, reconnue par les critiques: elle semble moins originale... Ainsi disparaissent les fauves.



Hâtons-nous d'approcher les derniers qui nous restent.

Si vous voulez voir un grand solitaire, un des fauves les plus redoutés dans la pampa des indépendants, attardez-vous aux Folies Bergère. Les contrôleurs vous le désigneront peut-être. Ils ne savent pas tous son nom: ils l'appellent le barbu nocturne, parce qu'il rôde infatigablement autour de sa tanière qui est un grand atelier dont les baies s'ouvrent au-dessus du toit du music-hall. Il rôde à la recherche de sa proie.



Enveloppé dans un grand pardessus avec une barbe en cache-nez, il cherche sa nourriture, car tous les grands fauves chassent pendant la nuit. Les gazelles de l'oasis le connaissent et le suivent. Dans son atelier, il a combiné un système puissant de globes électriques et jusqu'au jour il peint ses modèles empanachés, leurs yeux agrandis, leurs bouches violentes, leurs corps étirés. Et il couvre d'immenses-toiles sur lesquelles il revient dans la journée, comme si toutes les heures ne sonnaient que pour le travail. Oui, si vous voulez découvrir ce fauve nocturne, demandez au hasard son nom aux Folies-Bergère, au cirque Médrano: on vous le désignera: c'est Van Dongen. Kees Van Dongen, le Hollandais veillant. M. Arsène Alexandre, intéressé depuis longtemps à son œuvre formidable, souhaitait, dans une de ses critiques, qu'un grand architecte confiât un jour à cet artiste la libre décoration d'une vaste salle publique, son souhait n'a pas encore été entendu. Et Kees Van Dongen n'eût pas accepté peut-être la commande. Il redouterait de s'engager dans des limites fixées, à l'avance. 



Son plaisir est de peindre pour lui, au gré de sa passion qui exige chaque fois une expression nouvelle. Et cet égoïsme est tel que plus l'artiste semble se spécialiser dans le portrait et dans le nu, et plus il se transforme, et plus il amplifie sa peinture. Toute sa récompense est de sentir autour de lui les toiles qui s'amoncellent, malgré les choix des amateurs et des marchands. Il peut peindre en liberté: son ambition est satisfaite.



Cependant, il faillit désespérer. Arrivé à Paris, par train de plaisir, un soir de fête nationale, il connut les pires misères. Ses veilles actuelles lui sont facilités par l'entraînement qu'il acquit aux-Halles, à décharger les légumes. Il vécut longtemps de chambre d'hôtel en chambre d'hôtel, sans pouvoir travailler. Et un jour, aux Tuileries, il eut une idée pratique. Il proposa à une nourrice de faire son portrait, vite, au crayon, pour trente centimes. Gros succès! Avec des portraits à six sous, il put louer un dessous de toit à Montmartre et peindre ce Paris qu'il ne connaissait pas, qui se levait dans la brume. Malgré tout, on parvient à vendre une vue de Paris plus de six sous. On peut entreprendre une toile plus large: le premier amateur se présente et le fauve se nourrit, prend des forces et de la hardiesse; on le voit combattre. Les chasseurs qui ont fait de si beaux tableaux de spéculation avec la peinture moderne s'attachent à sa piste. Et Kees Van Dongen est devenu grand fauve. Et bientôt, pour les raisons données au début, nous ne pourrons plus le rejoindre...

Régis Gignoux - Le Figaro, 27 novembre 1911


Illustrations : Kees van Dongen

C'était une époque curieuse. Une époque où les journalistes savaient encore écrire, une époque où Le Figaro publiait le Manifeste du Futurisme (En une le 20 février 1909) et où il prenait fait et cause pour Van Dongen !

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