D'Amsterdam à Lahore - Le voyage aux Indes d'une crêpière hollandaise

A gauche : Shah Jahan (detail), c. 1656–58. Rembrandt Harmensz. van Rijn
The Cleveland Museum of Art, Leonard C. Hanna, Jr.  Fund 1978.38. Photograph © The Cleveland Museum of Art.
A droite: Jujhar Singh Bundela Kneels in Submission to Shah Jahan (detail), c.1630. Bichitr (Mughal, active 1615–1650).
Trustees of the Chester Beatty Library. Image © Trustees of the Chester Beatty Library, Dublin (CBL In 07A.16).
Text and design © 2018 J. Paul Getty Trust

 
Rembrandt and the inspiration of India, présentée au J. Paul Getty Museum de Los Angeles, est une de ces expositions dont les grosses institutions américaines ont le secret - de la grosse cavalerie avec une tête d'affiche et des seconds rôles, Rembrandt et des Indiens en l'occurrence; un angle original, la suite des dessins indiens dans le cas présent; un travail savant sur les sources, ici l'art de l'Empire moghol; des accroches originales, la crêpière dont il est question dans le titre de ce billet.

Rembrandt Harmensz. van Rijn (Dutch, 1606–1669)
Shah Jahan and His Son, ca. 1656–61
Brown ink and brown wash with scratching out on Asian paper toned with light brown wash
6.9 × 7.1 cm (2 11/16 × 2 13/16 in.)
Amsterdam, Rijksmuseum, Gift of J. G. Bruijnvan der Leeuw,
Muri, RP-T-1961-83 EX.2018.3.38


Mais, prenons les choses dans l'ordre.

De la grosse cavalerie ? Ce n'est pas une mince affaire de réunir vingt des vingt-trois dessins d'une série dispersée depuis plus de trois siècles. Mais, quand on a un bon réseau, c'est jouable. Le Met de New York, le Rijkmuseum d'Amsterdam, le British Museum de Londres, l'Albertina Museum de Vienne, le Cleveland Museum, le Fogg Museum de Cambridge et la Fondation Custodia de Paris ont prêté leurs dessins de Rembrandt sans rechigner. Nul doute que des contreparties ont été négociées et que le Getty saura se montrer prêteur en retour.

Un angle original ? Ces dessins de Rembrandt étaient connus, quoique peu étudiés. Vers 1656-1661, Rembrandt était vieillissant et ces dessins ne sont guère représentatifs de son art. Mais, l'Inde moghole fait rêver le public tout autant que l'Amsterdam du Siècle d'Or.

Un travail savant ? Stephanie Schrader, la commissaire de l'exposition est payée pour ça ! Mais, dans ces milieux, les publications ont aussi leur importance. Elles permettent d'assoir des réputations et d'assurer les carrières.

Des accroches originales ? Le dessin ancien est souvent austère, d'autant plus que les salles sont toujours faiblement éclairées pour protéger les oeuvres de la lumière. C'est là qu'entre en scène la crêpière voyageuse dont il a déjà été question plusieurs fois dans ce billet !

Adriaen Brouwer - Pancake Baker - c. 1625
Philadelphia Museum of Art, John G. Johnson Collection
Vers 1625, Adriaen Brouwer, un peintre de genre spécialisé dans les scènes paysannes et de tavernes, peint un homme préparant des crêpes. On ne sait pas grand chose de cet artiste mort en 1638 âgé d'une trentaine d'années, si ce n'est que Rubens et Rembrandt avaient acheté plusieurs de ses tableaux pour leurs collections personnelles.
En 1635, Rembrandt prend le relai. Il dessine, puis grave une crêpière à l'ouvrage.

Rembrandt van Rijn - Pancake Woman - c. 1635
Pen and brown ink - Amsterdam, Rijksmuseum

Rembrandt Harmensz. van Rijn (Dutch, 1606–1669)
Pancake Woman, 1635
Etching Plate: 10.9 × 7.7 cm; sheet: 11.1 × 8.1 cm
New York, The Metropolitan Museum of Art, Gift of David Keppel, 1917, 17.21.58 EX.2018.3.59

Toujours vers 1630, c'est une gravure de crêpière qui apparait sur le marché. Dans son premier état, elle indique "A. Brouwer inv" et "Matham excu" (gravé dans le haut de la plaque), en clair inventé par Adriaen Brouwer et gravé par Theodor Matham, un graveur hollandais réputé. Entre 1650 et 1680, cette même gravure réapparait avec une mention supplémentaire "Frederick de Widt excudit" (ajouté dans le bas de la plaque). De Widt, un graveur spécialisé dans les cartes géographiques, a racheté la plaque pour en faire un nouveau tirage.
Le seul problème, c'est qu'il n'y a aucune trace du dessin ou du tableau original de Brouwer. On ne connaît que son Homme préparant des crêpes. Et encore ! Comme Adriaen Brouwer ne signait pas ses toiles, tout est une question d'attribution.

After Adriaen Brouwer (Flemish, 1605/6–1638) Pancake Woman, 1650–80
Engraving. State ii/ii published by Frederick de Widt (ca. 1630–1706) Diameter: 18.1 cm (7 1⁄8 in.)
London, The British Museum, S.6265
Image © The Trustees of the British Museum. All rights reserved EX.2018.3.12

C'est cette gravure qui a servi de modèle à une gouache indienne ! Tout y est, même le chat et le couteau posé au sol. L'artiste moghol n'a changé que la décoration intérieure, celle des pots et les coiffures.
Stephanie Schrader, la commissaire de l'exposition (faut suivre !), donne l'explication de ce mystère. Pour les marchands d'Amsterdam, les gravures étaient un produit d'exportation comme un autre. Ainsi, on a retrouvé dans l'épave d'un navire de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales un ballot de 400 gravures de plusieurs artistes hollandais.


Unknown Indian (Mughal) artist, after an engraving made after Adriaen Brouwer (Flemish, 1605/6–1638)
Pancake Woman , ca. 1640–80
Opaque watercolor with gold on paper Painting: 16.4 × 19.2 cm (6 1/2 × 7 9/16 in.)
Fiona Chalom and Joel Aronowitz EX.2018.3.44

On pourrait penser que les pérégrinations de cette crêpière s'arrêtent là, mais il n'en est rien. Dans sa version indienne, elle retourna en Europe. On retrouve sa trace dans une collection française, puis chez Sotheby's Londres en mai 2014 (vendue 10 000 £) et enfin à Los Angeles, le temps d'une exposition au J. Paul Getty Museum.

Autre exemple de ces motifs voyageurs. Cette gravure de Simon van de Passe intitulée "High and mightie and most vertuous Princesse ANNE Queene of Great Britaine / France / and Ireland &c."

Simon van de Passe - Portrait of Queen Anne of Denmark - 1616
Royal Collection Trust, London

A comparer avec ce dessin à l'encre d'un artiste indien de la première moitié du XVIIème siècle. Une reine qui voyage d'Amsterdam à Lahore à cheval, c'est assez surprenant !

Unknown Indian (Mughal) artist, after an engraving by Simon van de Passe
Portrait of Queen Anne of Denmark, first half of the seventeenth century
Ink on paper, 25 × 18.5 cm (9 13/16 × 7 5/16 in.)
Paris, Musée national des Arts Asiatiques–Guimet, MA 2646
Image © RMN-Grand Palais / Art Resource, NY. Photo: Thierry Ollivier EX.2018.3.25


Commissaire de l'exposition : Stephanie Schrader, curator in the Department of drawings.
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Reste une dernière question, la communication ? Sur ce point, les institutions françaises ont encore beaucoup à apprendre. Elles vivent encore à l'ère du papier et de l'entre-soi.
Une simple comparaison. Pour cette exposition, le service communication du Getty a mis dans sa PressRoom un dossier de presse d'une dizaine de pages, accompagné une vingtaine d'illustrations. Ils traitent une demande d'inscription à la PressRoom en moins de 48h et l'autorisation est permanente. Il en va de même pour presque tous les grands (et moins grands) musées du monde. Je n'ai jamais rencontré de refus. Tout au plus, m'a-t-on parfois informé que je ne bénéficierai pas d'une entrée gratuite permanente, que je ne serai pas systématiquement invité aux cocktails ou que le directeur de la communication ne sera pas mon interlocuteur habituel. Il y a même des institutions où les bloggers ont un interlocuteur dédié.
J'en profite pour remercier les petites mains de ces services. J'ai toujours été reçu avec le plus grand professionnalisme...
Sauf en France, où il faut parfois dix jours et des démarches courtelinesques auprès d'une administration pour au final recevoir cinq ou six misérables illustrations de la taille d'un timbre poste. Où vous ne saurez jamais à qui vous devez vous adresser ou à qui envoyer les liens de vos billets. Où un fonctionnaire vous met en demeure (sous peine d'exclusion !) de lui fournir le lien d'un article que vous n'avez pas publié parce que son collègue ne vous a jamais répondu.


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