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Eugène DELACROIX - La Grèce sur les ruines de Missolonghi, 1826 |
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Achat au Salon de la Société des Amis des Arts de Bordeaux, 1852
Il s'agit d'une allégorie inspirée par un événement d'actualité :
Missolonghi, ville portuaire située à l'entrée du golfe de Corinthe, fut
assiégée pour la troisième fois par les Turcs en 1826. Le 22 avril
1826, ravagée par la famine et les épidémies, elle se rend. Une partie
de la population avait préféré se donner la mort en faisant sauter
l'arsenal, plutôt que d'être emmenée en esclavage. Mais, trois ans plus
tard, le pays devait se libérer des Turcs. La figure féminine centrale
en costume grec traditionnel, agenouillée, défaillante, mais animée du
désir de survivre, symbolise le pays tout entier. En 1830, dans La
liberté guidant le peuple, Delacroix utilisera également une femme comme
symbole. A ses pieds, sous les décombres sanglants de la ville en
ruines émerge la main d'une victime - est-ce une allusion à un poème de
Lord Byron, mort dans cette ville le 9 avril 1824, ou un hommage à
Géricault ? A l'arrière - plan, sur le fond sombre, un janissaire turc -
qui en fait est noir - enturbanné et richement habillé, plante son
drapeau dans le sol de la Grèce et représente l'oppresseur.
Notice du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux
Byron et la guerre d'indépendance grecque
Sous domination ottomane (turque) depuis
le milieu du 15ème siècle, la Grèce se révolte en 1821. Si
l'indépendance est proclamée dès 1822, lors de l'assemblée nationale
d'Épidaure, les combats dureront en fait plus longtemps et il faudra
attendre 1832 pour que soit créé officiellement le premier état grec.
En
Europe, l’opinion publique se passionne pour le pays qui a vu naître la
philosophie, les arts et la démocratie : dans chaque pays, le
philhellénisme (« l'amour de la culture grecque») s'organise en comités
chargés de réunir des fonds pour les insurgés. Le comité de Paris
devient bientôt le plus efficace.
A
l'aube du Romantisme, les écrivains comme Victor Hugo ou François-René
de Chateaubriand, en France, et surtout Lord Byron en Angleterre
prennent fait et cause pour les Grecs. Tempérament de feu, Byron
s'engage personnellement dans le combat et se rend à Missolonghi en
1824. A l'entrée du golfe de Corinthe, la citadelle bâtie par les
Vénitiens occupe une place stratégique qui lui vaut d'être une ville
martyre assiégée sans répit par les Ottomans.
Byron
y débarque le 5 janvier pour combattre, mais usé par une vie d'excès,
il y meurt d'une fièvre maligne le 19 avril 1824, à l'âge de trente-six
ans. "La mort de Byron a été accueillie dans tout le continent par les
signes d'une douleur universelle" (Victor Hugo). Dans la conscience
européenne, le destin tragique du poète et la tragédie du peuple grec se
confondent alors à Missolonghi.
Deux
ans plus tard, dans la nuit du 22 au 23 avril 1826, Missolonghi, qui
avait jusque là héroïquement résisté, tombe devant l'ennemi. Les
survivants sont presque tous exterminés. C'est la Grèce elle-même qui
meurt à Missolonghi! Sans doute le souvenir de Byron compte-t-il encore :
la chute de la ville est perçue comme un affront fait à sa mémoire et à
son engagement : " Frères, Missolonghi fumante nous réclame" (Victor
Hugo, Les Têtes du Sérail, Les Orientales, 1826).
Delacroix, Byron et la Grèce
Dans
toute l'Europe, et singulièrement en France, la jeune génération, avide
de gloire et de combats, s’enflamme pour la cause grecque. Très vite,
l’opinion publique incite les politiques à réagir. La France,
l'Angleterre, bientôt la Russie s'entendront enfin pour obtenir du
pouvoir ottoman qu'il accepte l'indépendance grecque.
Chef de file de la nouvelle génération, Eugène Delacroix fait sensation lorsqu'il expose, au Salon de 1824, les Massacres de Scio (Paris,
musée du Louvre). Le tableau fait figure de manifeste : il signale
l'engagement politique de l'artiste et révolutionne la peinture
d'Histoire. En 1826, il renouvellera cette posture engagée avec La Grèce sur les ruines de Missolonghi.
Le Salon de 1824 marque en France la
naissance du Romantisme. Depuis la fin de l'Empire (1815), les jeunes
artistes cherchent un nouveau style et de nouveaux sujets pour exprimer
leur sensibilité. La poésie de Byron est de celles où les peintres
puisent volontiers : à plusieurs reprises Delacroix s'en inspirera (La Mort de Sardanapale en 1827, La barque de Don Juan en 1841). La mort de Byron, en 1824, consacre l'enthousiasme de la nouvelle génération pour le poète maudit.
Delacroix et l’histoire grecque
Delacroix perçoit dans la Grèce et ses
révoltes un sujet saisissant et moderne. Mais quelles sont ses
motivations réelles ? Le peintre n'a pas encore voyagé à cette date. La
Grèce dont il s'inspire est pour lui un lointain d'invention, nourri
surtout par ses lectures. En même temps, le peintre est obsédé par
l'idée de représenter l'histoire de son temps.
Les Massacres de Scio
représentent un événement précis d'une grande violence, les exactions
perpétrées sur les habitants de l’île de Scio (ou Chios) en avril 1822.
Le parti pris est provocateur, d'un réalisme sanglant. Le succès est
considérable. Pour la première fois, on l’oppose au classicisme de David
; on le qualifie de « romantique », mot nouveau alors, tout en
soulignant le manque de noblesse du sujet traité.
Dans
les années suivantes, le peintre multipliera les tableaux de sujets
orientalistes qui mettent en valeur sa palette aux tons vifs et sont
évocateurs, pour le public, d'un exotisme contrasté.
La Grèce sur les ruines de Missolonghi
Malgré son sujet orientaliste, La Grèce sur les ruines de Missolonghi est
d'un tout autre esprit. L'initiative est d'abord très politique : c'est
le comité philhellène de Paris qui organise l'exposition du tableau à
Paris, dans la galerie du marchand Lebrun. Elle est payante et les gains
perçus doivent revenir au comité pour soutenir les insurgés grecs.
Plutôt
que de représenter des moments réels de cette histoire récente (les
préparatifs pour le siège, les derniers résistants se sacrifiant) comme
il l'avait fait précédemment, Delacroix choisit une figure de style :
l’allégorie. Le choix de l'allégorie est audacieux : en 1826, le genre
paraît dépassé et Delacroix lui-même ne s'y est guère intéressé jusque
là. Mais l'ambition qu'il se donne ici est différente : il s'agit de
dépasser le caractère d’actualité de l’événement contemporain pour
proposer une réflexion sur le sens de l’histoire.
Une
jeune femme vêtue du costume national, debout sur un bloc de pierre
ensanglanté, s’offre au regard, telle une vierge antique promise au
sacrifice. Elle incarne la Grèce. Une tête coupée posée sur la muraille,
des tâches de sang, une main qui sort des ruines sont les seuls détails
violents que s'autorise Delacroix.
La
femme n’est pas agitée de gestes violents de malédiction ou d’effroi,
comme le peintre l’avait imaginé dans ses premiers croquis : poitrine
découverte et bras ouverts, presque agenouillée sur les ruines de la
ville martyre, elle semble accepter le sacrifice qui lui est imposé,
vivante condamnation de la violence qui s'est abattue sur la Grèce en
révolte. Peut-on y voir le symbole triomphant de la prochaine
résurrection de la nation grecque ? A la date où Delacroix peint son
tableau, le succès des insurgés est incertain.
Quatre ans plus tard, Delacroix aura recours à nouveau à l'allégorie, avec son tableau le plus célèbre, La Liberté guidant le peuple (Paris, musée du Louvre).
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